18
Tengo
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Un satellite silencieux et solitaire
« ELLE EST PEUT-ÊTRE TOUT PRÈS… », avait dit Fukaéri en se mordillant la lèvre inférieure, après avoir longuement réfléchi.
Tengo changea la position de ses mains croisées sur la table et regarda Fukaéri dans les yeux.
« Très près ? Tu veux dire à Kôenji ?
— Un endroit où tu peux aller à pied d’ici… »
Comment est-ce que, toi, tu sais des choses pareilles ? aurait eu envie de demander Tengo. Mais il prévoyait que s’il posait une question de ce genre, il n’obtiendrait pas de réponse. Il lui fallait trouver une question pratique à laquelle elle répondrait par oui ou par non.
« En somme, si je la cherchais dans le coin, je pourrais la rencontrer, c’est ce que tu veux dire ? » demanda Tengo.
Fukaéri secoua la tête. « Pas simplement en faisant le tour des environs…
— Elle est quelque part dans un endroit que je peux rejoindre à pied d’ici, mais si je la cherche en me promenant simplement aux alentours, je ne la trouverai pas. C’est ça ?
— Parce qu’elle se cache…
— Elle se cache ?
— Comme un chat blessé… »
Dans la tête de Tengo surgit l’image d’Aomamé recroquevillée, cachée sous une véranda en bois qui sentait le moisi.
« Pourquoi ? De qui se cache-t-elle ? » questionna Tengo.
Bien entendu, il n’y eut pas de réponse.
« Mais si elle se cache, c’est parce qu’elle se trouve dans une situation critique ? demanda Tengo.
— Situation critique… » Fukaéri répéta les mots de Tengo. Puis elle eut la mimique d’un petit enfant à qui on présente un médicament amer. Peut-être n’aimait-elle pas la tonalité de ces mots.
« Quelqu’un serait à sa poursuite ? » dit Tengo.
Fukaéri inclina la tête très légèrement. Signifiant ainsi qu’elle l’ignorait. « Mais elle ne sera pas toujours dans le coin…
— Mon temps est limité.
— Limité…
— Mais elle reste cachée quelque part sans bouger, comme un chat blessé, et elle ne se promène pas dans les environs au hasard…
— Elle fait pas ça…, déclara nettement la jolie jeune fille.
— Autrement dit, je dois la chercher dans un endroit particulier. »
Fukaéri opina.
« Mais particulier dans quel sens ? » demanda Tengo.
Il allait sans dire qu’il ne reçut pas de réponse.
« Des souvenirs sur elle…, déclara Fukaéri après une assez longue pause. Ça peut te servir…
— Me servir, répéta Tengo. Si je me souviens de quelque chose à son sujet, cela me donnerait des indices sur le lieu où elle se cache, c’est ça ? »
Elle ne dit pas un mot et rentra légèrement les épaules. Sans doute y avait-il dans ce geste une nuance affirmative.
« Merci », lui dit Tengo.
Fukaéri eut un faible hochement de tête. On aurait dit un chat satisfait.
Tengo se mit aux préparatifs du dîner dans la cuisine. Fukaéri sélectionnait passionnément les disques rangés sur l’étagère. Non pas qu’il y en ait eu tellement, mais il lui fallait beaucoup de temps pour les choisir. Après mûre réflexion, elle prit un vieil album des Rolling Stones, le déposa sur la platine, fit descendre l’aiguille. C’était un disque qu’il avait emprunté à quelqu’un quand il était lycéen, et qu’il n’avait pas rendu, pour une raison inconnue. Il ne l’avait pas écouté depuis très longtemps.
Tout en écoutant Mother’s Little Helper et Lady Jane, Tengo prépara du riz brun pilaf, avec du jambon et des champignons, et une soupe au miso au tofu et aux algues wakamé. Il fit cuire du chou-fleur, y ajouta de la sauce au curry. Il fit aussi une salade de légumes, haricots et oignons. Faire la cuisine n’était pas une corvée pour Tengo. Cela lui permettait de réfléchir. À des sujets du quotidien, à des problèmes mathématiques, à son roman, ou encore à des questions métaphysiques. Quand il était debout dans la cuisine, avec les mains qui s’activaient, il était mieux à même d’ordonner ses pensées que lorsqu’il ne faisait rien. Mais il avait beau se creuser la cervelle, il ne devinait pas ce que pouvait être le « lieu particulier » qu’avait évoqué Fukaéri. Toutes ses tentatives d’ordonner le désordre restèrent vaines. Il y avait finalement très peu de lieux auxquels il pensait.
Ils s’installèrent de part et d’autre de la table pour dîner. Ils ne se parlaient presque pas. Plongés dans leurs pensées respectives, ils portaient la nourriture à la bouche en silence, comme un couple qui s’ennuie. Ou bien ils ne pensaient à rien. Dans le cas de Fukaéri, il était difficile de faire la différence. À la fin, Tengo but du café, Fukaéri sortit un pudding du réfrigérateur. Quoi qu’elle mange, son expression ne variait pas. On aurait dit qu’elle se contentait de mâcher.
Tengo s’assit à sa table de travail. Il voulait suivre les suggestions de Fukaéri et essayer de se souvenir de quelque chose à propos d’Aomamé.
Des souvenirs sur elle. Ça peut te servir.
Mais Tengo ne parvenait pas à se concentrer. Fukaéri avait mis un autre disque des Rolling Stones. Little Red Rooster, qu’interprétait Mick Jagger – à l’époque où il était fan du Chicago Blues. Plutôt très bon. Mais ce n’était pas une musique destinée à quelqu’un qui cherchait à faire resurgir des souvenirs. Chez les Rolling Stones, il n’y avait pas cette gentillesse du cœur. Il était impératif qu’il aille seul dans un endroit tranquille.
« Je sors un moment », dit Tengo.
Fukaéri opina d’un air indifférent en contemplant la jaquette de l’album des Rolling Stones.
« Tu n’ouvres à personne ! » lui recommanda Tengo.
Tengo, en tee-shirt à manches longues bleu foncé, pantalon chino kaki dont les plis avaient complètement disparu, et chaussé de baskets, se dirigea vers la gare. Avant d’y être arrivé, il entra dans un établissement qui s’appelait Mugiatama – « tête de blé ». Il commanda une bière à la pression. Il était déjà venu plusieurs fois dans ce petit café, qui pouvait recevoir tout au plus une vingtaine de clients, où l’on servait de l’alcool et des plats simples. Tard le soir, il était fréquenté par des jeunes et devenait très animé, mais entre sept et huit heures, les clients étaient rares, l’atmosphère agréable et paisible. Il s’asseyait seul dans un coin, lisait en buvant de la bière et il se sentait bien. Les sièges aussi étaient confortables. Il ne savait pas d’où venait le nom du café, ni quel en était le sens. Il aurait bien interrogé le serveur, mais il n’était pas très fort pour parler de choses anodines avec quelqu’un qu’il ne connaissait pas. De toute façon, il se sentait à l’aise dans ce lieu plaisant – même si ce nom de « tête de blé » restait mystérieux.
Par bonheur, il n’y avait pas de musique. Tengo s’assit à une table près de la fenêtre et, tout en buvant sa Carlsberg et picorant dans le mélange de noix d’une coupelle, il tenta de se remémorer des faits concernant Aomamé. Il revint encore une fois à l’époque de ses dix ans. Il revécut l’expérience inaugurale des changements décisifs. Peu après qu’Aomamé lui eut serré la main, il avait refusé d’accompagner son père dans sa tournée de collecte de la redevance de la NHK. Quelque temps après, il avait connu une véritable érection et une éjaculation. C’était un tournant dans sa vie, qui serait advenu, bien entendu, même si Aomamé ne lui avait pas serré la main. Tôt ou tard. Mais c’était elle qui l’avait encouragé, qui avait ainsi favorisé ces modifications. Comme si elle l’avait doucement poussé dans le dos.
Il ouvrit en grand sa main gauche et observa longuement sa paume. Une fillette de dix ans avait serré cette main, se souvint-il, ce qui avait fini par provoquer un énorme bouleversement en moi. Il ne pouvait expliquer par la logique comment cela avait été rendu possible. Mais les deux enfants, à ce moment-là, s’étaient accordés d’une façon extrêmement naturelle, ils s’étaient acceptés et compris. Si totalement que c’en était presque un miracle. Ce n’est pas le genre de chose qui vous arrive plusieurs fois dans la vie. On peut même ne jamais le connaître. À cet instant, Tengo n’avait pu pleinement comprendre à quel point l’événement aurait sur lui une signification décisive. Pas seulement à cet instant, d’ailleurs. Il y a encore peu, il n’appréhendait pas vraiment le sens qu’il impliquait. Il continuait simplement de garder en lui une image vague de la fillette.
Depuis, elle avait atteint trente ans, et avait vraisemblablement beaucoup changé. Elle avait grandi, sa poitrine s’était développée, elle n’avait plus la même coiffure. Si elle avait quitté les Témoins, peut-être se maquillait-elle. Peut-être portait-elle des vêtements élégants et coûteux. Tengo avait du mal à imaginer Aomamé dans un ensemble Calvin Klein, marchant à vive allure sur des hauts talons. Mais c’était possible. On grandit, on vieillit, et forcément, on change. Elle était peut-être là dans ce café, et il ne l’avait pas remarquée.
Il jeta de nouveau un regard circulaire en buvant son verre de bière. Elle était tout près. À une distance telle qu’il pouvait la franchir à pied. C’est ce qu’avait dit Fukaéri. Et Tengo se fiait à ses paroles. Si elle l’avait dit, c’est qu’il en était ainsi.
Mais, en dehors de Tengo, il n’y avait dans le café qu’un jeune couple installé au comptoir, l’allure d’étudiants, qui se chuchotaient des confidences tête contre tête. Avec ferveur et confiance. En voyant ces jeunes gens, Tengo éprouva un sentiment de profonde solitude, qu’il n’avait pas ressenti depuis longtemps. Je suis seul dans ce monde, songea-t-il. Je n’ai de lien avec personne.
Tengo ferma les yeux à demi, se concentra, et, de nouveau, se représenta en pensée la scène qui s’était déroulée dans la classe de l’école. La nuit dernière, pendant le violent orage, alors qu’il avait une relation sexuelle avec Fukaéri, il avait aussi fermé les yeux et s’était retrouvé là-bas. Sa vision avait été très réelle, très tangible et son ressouvenir pouvait être reconduit avec une fraîcheur inégalée. Comme si la poussière déposée dessus avait été lavée par la pluie de la nuit.
L’inquiétude, l’attente et la peur, disséminées dans les moindres recoins de la salle de classe déserte, se cachaient comme de petits animaux terrifiés. Tengo revivait dans sa mémoire l’ensemble de la scène dans toute sa netteté : le tableau noir où restaient des formules mathématiques à moitié effacées, les petits bouts de craie, les rideaux bon marché aux couleurs atténuées par le soleil, les fleurs dans un vase sur l’estrade du maître (il ne se souvenait tout de même pas du nom des fleurs), les dessins réalisés par les enfants, punaisés aux murs, la mappemonde accrochée derrière l’estrade, l’odeur de la cire du plancher, l’oscillation des rideaux, les voix que l’on entendait de l’extérieur. Il était en mesure de suivre du regard chaque présage, chaque intrigue, chaque énigme tapis dans ces lieux.
Durant les quelques dizaines de secondes pendant lesquelles Aomamé lui avait serré la main, Tengo avait observé beaucoup de choses, aussi précisément qu’une caméra, et toutes ces images étaient gravées sur sa rétine. Et c’était devenu une scène capitale qui lui avait permis de traverser les jours douloureux de son adolescence. Elle allait toujours de pair avec la sensation forte des doigts de la fillette. Sa main droite redonnait constamment du courage à Tengo qui suffoquait de douleur en devenant adulte. Tout va bien, tu m’as, moi, lui déclarait cette main.
Tu n’es pas seul.
Elle reste cachée sans bouger, avait dit Fukaéri. Comme un chat blessé.
Il y avait là comme une ironie du destin, à bien y réfléchir. Car Fukaéri se cachait chez lui. Sans mettre un pied en dehors de son appartement. Dans ce coin de Tokyo, deux femmes se cachaient pareillement. L’une et l’autre fuyaient quelque chose. L’une et l’autre étaient liées à Tengo. Y avait-il là une intime connexion ? Ou bien n’était-ce qu’un pur hasard ?
Bien entendu, il n’avait pas la réponse. Simplement des interrogations qui surgissaient en lui. Trop d’interrogations, trop peu de réponses. Comme toujours.
Quand il eut terminé sa bière, le jeune serveur s’approcha et lui demanda s’il désirait autre chose. Après une courte hésitation, il commanda un bourbon avec des glaçons et une deuxième coupelle de noix. Nous n’avons que du Four Roses, est-ce que cela vous convient ? Ça me va, dit Tengo. Peu lui importait. Il se remit à penser à Aomamé. Une odeur de pizza en train de cuire flottait depuis l’arrière-cuisine.
De qui se cachait donc Aomamé ? Peut-être, songea Tengo, fuyait-elle la justice. Mais il ne pouvait admettre qu’elle soit devenue une criminelle. Quel crime aurait-elle commis ? Non, ce n’était pas la police ni d’autres autorités qu’elle évitait. Quelque chose ou quelqu’un la traquait. Mais cela n’avait sûrement rien à voir avec la loi.
Tiens, se dit brusquement Tengo, ses poursuivants sont peut-être les mêmes que ceux qui pourchassent Fukaéri. Les Little People ? Mais pourquoi et dans quel but les Little People devraient-ils rechercher Aomamé ?
Admettons cependant qu’il s’agisse vraiment des Little People. Dans ce cas, il est possible que je sois la véritable cible. Bien entendu, Tengo ne comprenait pas pour quelle raison il jouerait un tel rôle dans les événements. Mais s’il y avait un lien intime qui connectait Fukaéri et Aomamé, c’était bien lui, Tengo, et personne d’autre. Il n’était pas impossible, que sans qu’il l’ait su lui-même, il ait mobilisé une force qui ait attiré Aomamé près de lui.
Une force ?
Il observa ses mains. Non, je ne vois pas. D’où me viendrait cette force ?
On lui apporta son Four Roses avec des glaçons. Et une autre coupelle de noix. Il but une gorgée, piocha quelques noix, les fit légèrement sauter comme des dés.
De toute façon, Aomamé se trouve quelque part dans ce quartier. À une distance accessible à pied. C’est ce qu’a dit Fukaéri. Et je la crois. Je serais bien en peine de dire pourquoi, mais je lui fais confiance. Bon, mais comment dois-je chercher Aomamé, quand elle se cache quelque part ? Ce n’est déjà pas simple de courir après quelqu’un qui a une vie sociale, mais l’affaire se complique, évidemment, quand la personne se cache délibérément. Et si je criais son nom dans un haut-parleur ? Non, non, ce n’était sûrement pas ce qui la ferait apparaître. Il risquait d’attirer l’attention sur elle, de la mettre encore plus en danger.
Il doit y avoir autre chose dont il faut que je me souvienne, songea Tengo.
« Des souvenirs sur elle. Ça te servira… », avait dit Fukaéri. Mais depuis longtemps, bien avant les paroles de la jeune fille, Tengo avait eu la sensation qu’un ou deux points importants concernant Aomamé manquaient à ses souvenirs. Cela le gênait, un peu comme un caillou dans une chaussure. Un sentiment vague, mais tangible.
Tengo se concentra plus intensément, fit le vide en lui, comme quand on efface un tableau noir, et tenta encore une fois de faire remonter ses souvenirs. Sur Aomamé, sur lui-même, sur les choses qui les environnaient tous les deux, comme un pêcheur qui tire son filet, il dragua délicatement les fonds vaseux et fit revenir à la surface chaque objet, l’un après l’autre, qu’il examina consciencieusement. Mais tout cela s’était passé il y a vingt ans. Et si ses souvenirs de cette scène étaient clairs et vivants, ils ne contenaient que peu d’éléments concrets.
Pourtant il devait découvrir quelque chose qu’il avait laissé échapper jusque-là. Et cela devait se faire ici, tout de suite. Sinon, peut-être ne pourrait-il pas retrouver Aomamé. S’il devait ajouter foi aux paroles de Fukaéri, le temps lui était compté. Et Aomamé était pourchassée.
Il tenta de revoir la scène du point de vue d’Aomamé. Qu’avait-elle vu ? Et lui, Tengo, qu’avait-il vu ? Il essaya de remonter le fil du temps en suivant le regard d’Aomamé.
Pendant qu’elle lui serrait sa main, la petite fille regardait Tengo droit dans les yeux. Elle n’avait pas détourné les yeux un seul instant. Tengo ne comprenait pas du tout ce qu’elle faisait, et, au début, il la regardait pour chercher une explication. Il y a sûrement un malentendu. Ou une erreur, pensait-il. Mais il n’y avait ni malentendu ni erreur. Ce qu’il avait alors constaté, c’était que les prunelles de cette fillette étaient d’une limpidité et d’une profondeur extraordinaires. Il n’avait jamais vu des yeux aussi purs et aussi transparents. Telle une source profonde dont on ne pouvait voir le fond, et cependant cristalline. En plongeant longuement dans ses yeux, c’était comme s’il avait été aspiré à l’intérieur. Aussi avait-il détourné les yeux pour échapper à son attraction. Il ne pouvait faire autrement.
D’abord il avait regardé le plancher à ses pieds, puis l’entrée de la classe pour voir s’il n’y avait personne. Ensuite, il avait un peu tourné la tête vers la fenêtre. Durant tout ce temps, le regard d’Aomamé n’avait pas tremblé. Ses yeux restaient fixés dans les yeux de Tengo, qui regardait au-delà de la fenêtre. Il éprouvait le brûlant de son regard. Ses doigts serraient la main gauche de Tengo avec une force constante. Dans cette pression, il n’y avait pas le moindre frémissement, pas la moindre hésitation. Elle n’avait pas peur. Il n’y avait rien dont elle devait avoir peur. Elle cherchait à lui transmettre ce sentiment grâce à ses doigts.
Comme la scène se déroulait alors que le ménage de la classe était achevé, les fenêtres étaient encore grandes ouvertes pour que l’air soit renouvelé. Les rideaux blancs se balançaient mollement dans le vent. Le ciel était immense. On était en décembre mais il ne faisait pas encore très froid. Très haut dans le ciel voguaient quelques nuages. Des nuages blancs, horizontaux, où subsistaient des restes de l’automne. On aurait dit qu’ils venaient juste d’être dessinés au pinceau. Et puis il y avait là quelque chose. Quelque chose flottait sous les nuages. Le soleil ? Non, ce n’était pas le soleil.
Tengo retint son souffle, appuya les doigts sur ses tempes, plongea plus profond dans ses souvenirs. Il venait de découvrir un mince fil de conscience qui risquait de se rompre.
Voilà, là, il y avait la lune.
Le coucher du soleil était encore loin, mais la lune était déjà levée, elle se découpait nettement dans le ciel. Une lune gibbeuse. Tengo s’était étonné de voir la lune si grosse et si claire alors qu’il faisait encore jour. Il s’en souvenait bien. Le bloc rocheux insensible, couleur cendreuse, qui paraissait désœuvré, flottait bas dans le ciel, comme suspendu par un fil invisible. Toute l’atmosphère était quasiment artificielle. On aurait presque dit qu’il s’agissait d’un accessoire de théâtre. Mais bien entendu elle était vraie. Évidemment. Personne ne prendrait la peine d’aller accrocher dans le vrai ciel une contrefaçon de lune.
Brusquement, Aomamé n’avait plus fixé les yeux de Tengo. Son regard avait suivi la même direction que lui. Aomamé, comme lui, observait la lune qui flottait en plein jour. Elle serrait toujours avec force la main de Tengo. Elle avait un visage très concentré. Tengo plongea de nouveau dans ses yeux. Ses pupilles n’étaient pas aussi limpides qu’auparavant. Cette liquidité particulière n’avait duré qu’un temps. Il y avait à présent quelque chose de dur, comme cristallisé, un éclat qui évoquait le givre. Tengo était incapable d’en saisir la signification.
Puis la fillette avait paru prendre une décision. Elle avait soudain lâché sa main, avait tourné le dos à Tengo et, sans prononcer un mot, avait quitté en hâte la salle de classe. Elle ne s’était pas retournée une seule fois, elle était partie en laissant dans Tengo un vide profond.
Tengo ouvrit les yeux, relâcha la tension de son esprit, poussa un profond soupir, puis but une gorgée de bourbon. Quand l’alcool passa sa gorge, il en éprouva la sensation le long de son œsophage. Puis il inspira encore une fois, et souffla. Aomamé n’était plus visible. Elle lui avait tourné le dos, elle était sortie de la salle de classe. Ensuite elle avait disparu de sa vie.
Et puis vingt ans s’étaient écoulés.
La lune, songea Tengo.
À ce moment-là, je regardais la lune. Et Aomamé aussi, bien sûr, regardait la même lune. À trois heures et demie, flottait dans le ciel encore clair cet amas rocheux couleur de cendre. Satellite solitaire et silencieux. Tous les deux, l’un à côté de l’autre, nous regardions la lune. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Est-ce que cela signifierait que la lune pourrait me guider vers Aomamé ?
Peut-être qu’à ces instants, songea brusquement Tengo, Aomamé se confiait secrètement à la lune. Un pacte caché s’était noué entre elles. Le regard terriblement sincère qu’elle dirigeait vers la lune l’entraînait à cette hypothèse.
Il ne savait pas ce qu’Aomamé avait alors promis à la lune à ce moment-là, bien sûr. Mais Tengo imaginait assez bien ce que la lune lui avait accordé. Vraisemblablement ce qu’il y avait de plus pur dans la solitude et dans la paix. C’était la meilleure chose que la lune pouvait offrir aux hommes.
Tengo régla sa note puis sortit du Mugiatama. Il leva les yeux vers le ciel. Pas de lune. Le ciel était dégagé pourtant, et on devait sûrement voir la lune quelque part. Mais les immeubles bouchaient la vue. Les mains dans les poches, il se mit à arpenter les rues, l’une après l’autre, à la recherche de la lune. Il cherchait un lieu découvert où il aurait de la visibilité, mais il n’était pas simple de trouver ce genre d’endroit dans Kôenji. Tout était complètement plat, au point qu’il avait du mal à dénicher même une petite pente. Pas le moindre terrain surélevé. Il pourrait monter sur le toit d’un immeuble d’où il embrasserait l’horizon. Mais il ne vit dans les environs aucune construction qui s’y prêterait.
Tout en marchant au hasard, Tengo se souvint qu’il y avait un jardin d’enfants non loin de là. Il lui était arrivé d’y passer lorsqu’il se promenait. Le jardin n’était pas très vaste mais il y aurait sûrement un toboggan, où il pourrait grimper. Il aurait alors une vue un peu dégagée. Ce serait toujours mieux qu’au ras du sol. Il avança en direction de ce jardin. Sa montre indiquait presque huit heures.
Le parc était désert. Au milieu, se dressait un haut lampadaire à vapeur de mercure qui éclairait les moindres recoins. Il y avait un grand orme qui conservait encore son feuillage. Un peu à l’arrière, un massif d’arbustes, une fontaine à eau potable, des bancs, des balançoires et un toboggan. Il y avait également des toilettes publiques, mais elles étaient verrouillées à la tombée du jour par les employés municipaux. Sans doute pour les interdire aux clochards. Pendant la journée, les jeunes mères bavardaient joyeusement pendant que leurs enfants s’amusaient. Tengo avait vu bien des fois ces scènes-là. Mais, une fois la nuit tombée, les lieux redevenaient déserts.
Tengo monta sur le toboggan et regarda le ciel nocturne. Côté nord du jardin, un nouvel immeuble de cinq étages avait été édifié. Il n’y était pas auparavant. Il devait être très récent. Ce bâtiment obstruait la vue de ce côté. Mais dans les autres directions, il n’y avait que de petites constructions. Tengo laissa son regard circuler et découvrit la lune vers le sud-ouest. Elle flottait au-dessus du toit d’une maison ancienne à un étage. C’était une lune gibbeuse. La même lune qu’il y a vingt ans, songea Tengo. Exactement la même grosseur, la même forme. C’était une coïncidence. Peut-être.
Mais la lune de ce début d’automne irradiait en clartés franches, comme si elle possédait la tiédeur particulière à cette saison. Elle donnait une impression tout à fait différente de celle de décembre, à trois heures et demie de l’après-midi. Maintenant, sa lumière douce et naturelle apaisait le cœur. Comme un courant d’eau limpide ou le frémissement tendre du feuillage apaisent le cœur.
Tengo, debout en haut du toboggan, contempla longuement la lune, tandis que lui parvenait la rumeur de la circulation sur le périphérique numéro 7 – on aurait cru le mugissement de la mer. Soudain, ce grondement lui rappela l’hôpital du bord de mer de Chiba où était soigné son père.
Les lumières profanes de la métropole effaçaient comme toujours les étoiles. Le ciel était très clair mais seules quelques étoiles particulièrement brillantes se détachaient. La lune, elle, était bien visible. Sans se plaindre de l’éclairage, du tumulte, de l’air pollué, la lune brillait loyalement. En la scrutant bien, on pouvait même apercevoir les ombres étranges formées par ses gigantesques cratères et ses vallées. Alors que Tengo contemplait avec candeur l’éclat de la lune, resurgirent en lui comme des sortes de souvenirs hérités des temps antiques. Avant que l’espèce humaine ait acquis le feu, les outils, le langage, la lune avait constamment été l’alliée des hommes. Telle une lumière offerte par les dieux, elle éclairait périodiquement le monde des ténèbres et apaisait les terreurs des hommes. Ses différentes phases leur avaient fourni une représentation du temps. Même de nos jours, où l’obscurité a disparu presque partout, il semble que nos gènes conservent une vive gratitude pour les offrandes généreuses que la lune nous a faites. Comme de douces et chaudes réminiscences collectives.
En fait, se dit Tengo, cela fait très longtemps que je n’avais pas observé la lune avec autant d’attention. C’était quand, déjà, la dernière fois ? La vie trépidante de la grande ville fait qu’on finit par ne regarder que ses pieds. On en oublie de regarder le ciel la nuit.
Soudain Tengo s’aperçut, à une certaine distance de la lune, qu’une autre lune brillait dans le ciel. Il pensa d’abord que c’était une illusion d’optique, quelque trompe-l’œil. Mais son observation ne se démentait pas. Il voyait bien là une seconde lune, une lune au contour parfaitement net. Éberlué, il continuait à fixer stupidement le ciel dans cette direction, la bouche à demi ouverte. Son esprit n’appréhendait pas ce qu’il voyait. Il n’y avait pas de concordance entre sa vision et la réalité. Un peu comme quand on ne peut pas exprimer une idée avec des mots.
Une autre lune ?
Il ferma les yeux et se frotta vivement les joues des deux mains. Mais qu’est-ce qui m’arrive, se dit Tengo. Je n’ai pourtant pas bu beaucoup. Il inspira calmement, souffla calmement. S’assura qu’il était dans un état de conscience lucide. Vérifia les yeux fermés, dans le noir, qu’il savait qui il était, où il se trouvait à cet instant, ce qu’il faisait. Septembre 1984, Tengo Kawana, Kôenji, arrondissement de Suginami, jardin d’enfants, je lève la tête vers la lune dans le ciel nocturne. Pas d’erreur.
Il ouvrit les yeux, calmement, et regarda de nouveau vers le ciel. Avec sang-froid, très précautionneusement. Oui, il y avait bien deux lunes.
Ce n’était pas une illusion. Il y avait deux lunes. Longuement, Tengo ferma avec force son poing droit. La lune était toujours silencieuse. Mais elle n’était plus solitaire.